Elles sont les perles de la Norvège ; sur un peu plus de cent kilomètres, au sud-ouest de Narvik, les Lofoten s’égrènent comme un chapelet hérissé. Ici, le temps s’est un peu arrêté. L’archipel s’étend de Vagan à l’est, jusqu’à Rost au sud-ouest, dernier grain de terre perdu dans l’océan. Il faut de la persévérance pour pénétrer cette ligne forte qui s’étend le long de la côte norvégienne. Une journée de voyage aérien depuis Paris, en trois étapes, avec des avions de plus en plus petits, pour rejoindre, sur l’île de Vestagoy, Svolvaer la capitale administrative. Enclave modeste et discrète, sa zone portuaire se développe avec parcimonie. Juste derrière, dans un élan sauvage, les montagnes se perdent dans une brume bleutée. Il n’existe peut-être aucun lieu comme celui-ci ; un monde à part, à pic, déchiré et grandiose ; un paysage alpin, aux cimes chapeautées de neige sur fond de mer froide et pure.
Les Lofoten sont avant tout une histoire d’hommes, un récit agité à l’odeur de morue. Seuls les vikings, dans cet univers parfois apocalyptique, trouvaient ici une terre accueillante. Les premiers habitants étaient nomades, chasseurs et pêcheurs. L’espace restreint fit d’eux des sédentaires. Ces hommes dont la réputation redoutable allait franchir bien des frontières, vivaient paisiblement, et le stockfish (poisson salé et séché au soleil) faisait leur prospérité. L’Europe du Sud aussi connaissait l’extrême pureté de ces eaux et les bienfaits du Gulf Stream qui apaise les rigueurs du pôle ; les pêches qu’on appelle les lofotfisket ont été longtemps les plus importantes de la Norvège du Nord, attirant des milliers de pêcheurs saisonniers. Elles furent à l’origine de la richesse du pays. De janvier à avril, les hommes traquent toujours sur ces mers déchaînées le cabillaud arctique ou la morue.
Mais aujourd’hui, les Lofoten forment une communauté moderne. La pêche a perdu de sa grandeur, les habitants comptent davantage sur l’agriculture et sur les visiteurs surpris par l’étrange solitude, trop pure, de ces paysages vierges. Pourtant on vient de loin, d’Allemagne ou de Boston, avec souvent un peu d’écologie dans ses bagages. Aux Lofoten tout est si absolu, si singulier ; même le silence pèse lourd sur les chalets aux couleurs enfantines qui se détachent des monts escarpés. Car ici, on connaît le prix de la vie rude des gens de mer. La grande nuit polaire, qui engloutit le soleil pendant plus de trois mois, forge les caractères. Il faut aimer être seul, seul au milieu des tempêtes et des épais brouillards, seul à des lieux de tout commerce et parfois du plus proche voisin… La mer a tout apporté et souvent tout repris : la nourriture, l’argent et la vie. Routes et hameaux frôlent toujours les flots ; face au large et ses richesses, face à la seule vraie liberté des gens modestes. Le cœur des îles est rarement accessible : les montagnes agglutinées dissuadent les ingénieurs. 90% de la surface des Lofoten sont purement et simplement impénétrables. Seuls quelques tunnels percent le roc pour relier deux baies habitées. De grands ponts, étranges dinosaures aux longs coups, s’arque boutent gracieusement entre les îles ; parfois le bitume pénètre sous la mer pour rejoindre la terre d’en face.
Les Norvégiens sont accueillants mais discrets, dans la campagne les enfants disent bonjour à toutes les voitures qui passent ; on joue encore au ballon n’importe où, on ferme rarement sa porte à clef. Une vie différente où la solidarité l’a toujours emporté sur la méfiance ; mais pour combien de temps encore ? Le chômage gagne, l’Europe incite à plus de rationalité dans les productions agricoles, les quotas de pêche ont fait leur apparition et les bateaux coûtent de plus en plus cher… On ne travaille plus pour nourrir les siens, mais pour gagner de l’argent ; la différence est sensible et radicale. Le tourisme est en pleine croissance. Tous les rorbus, anciennes cabanes de pêcheurs, sont reconvertis en locations de charme. Hôtels et chambres d’hôtes fleurissent. En saison estivale, les Lofoten fourmillent de shorts et de plaques étrangères : une bouffée d’air économique, une asphyxie identitaire. Quel destin guète ces gens depuis toujours organisés pour ne compter que sur eux-mêmes, et dont le salut économique semble dépendre désormais des autres… ?