Il y a quelques jours, deux parutions quasi-simultanées sur facebook, illustraient parfaitement l’incroyable ambiguïté dans laquelle se trouve la photographie contemporaine.
L’une plaidait en faveur de la juste rémunération des photographes, tandis que l’autre annonçait la tenue d’une exposition prochaine. Petit détail, le principe de l’expo en question avait été improvisé en à peine quelques heures, mobilisant via messenger une quinzaine de futurs exposants à l’échelle d’une petite ville. Exemple caractéristique du nombre impressionnant de candidats aujourd’hui prêts à exposer au débotté sur un thème photographique : il y a 20 ans, on aurait eu du mal à trouver cinq photographes suffisamment aguerris pour se lancer dans le même défi…
Depuis l’avènement du numérique, le nombre d’usagers de la photo a littéralement explosé. Ce bon quantitatif a complètement bouleversé le marché de la photographie, quintuplant le nombre d’images disponibles, tous sujets confondus. La démocratisation des reflexs, hybrides et surtout des smartphones a permis au plus grand nombre d’accéder à la possibilité de produire des images d’une qualité inespérée et presque directement commercialisables. A cela, s’ajoute une offre logiciels conséquente et de plus en plus simple d’utilisation, qui permet de rattraper les principaux défauts de l’image initiale tout en finalisant la touche « créative ».
Dans la pratique, nous assistons à une production/consommation photographique effrénée, qui a aussi profondément modifié la façon de pratiquer la photographie. Nous sommes peu à peu passé d’une approche technique méticuleuse, lente et assez coûteuse, à une logique d’efficacité intuitive immédiate et quasi-gratuite. Le nouveau photographe procède par multiplication d’essais successifs, immédiatement évalués, effacés, gardés, enregistrés… On produit et consomme de la photo à la chaîne, vite fait « bien fait », agrémentée de quelques effets vintage ou de filtres intégrés qui donneront un parfum de talent artificiel certes, mais délicieusement adapté aux papilles du bon goût commun. Du jour au lendemain, des wagons de photographes nouvelle-génération ont ainsi débarqué sur les quais enviés des professions artistiques.
Alors que des années de labeurs sont nécessaires à la maîtrise approximative des premiers arts, le 8ème semble désormais à la portée de tous. Comme si l’outil était devenu producteur d’œuvres indépendamment des qualités du photographe lui-même, les machines numériques exhibent leurs prouesses technologiques, à grand renfort de plaquettes glacées. On y promet une parfaite maîtrise des contraintes techniques, une restitution des moindres détails du réel, et la compensation automatique des maladresses récurrentes du débutant. Un peu comme si le tableau du futur vous promettait de tenir le pinceau à votre place, de rééquilibrer l’harmonie globale des couleurs, tout en vous permettant de copier le style des plus grands maîtres. Vastes horizons créatifs, ou miroir aux alouettes pour egos paresseux ?
L’opulence et le surnombre faisant rarement bon ménage avec la valorisation, la cote marchande des photos est en chute libre. Il est parfaitement concevable aujourd’hui de trouver une très jolie photo de couverture pour seulement quelques dizaines d’euros. Des agences discount ont vu le jour sur internet, avec des centaines de milliers d’images en ligne, véritables supermarchés de la photo anonyme… Car, si la mention du copyright est toujours obligatoire, il va de soi que l’on se moque éperdument du photographe dans l’histoire. L’auteur s’efface derrière l’unique attrait esthétique de ses productions, retournant à l’anonymat dont il essaye pourtant de s’extraire.
Le système tout entier est orienté vers l’efficacité et la productivité optimale. Producteurs, distributeurs, acheteurs ont une obligation de rendement immédiat, chacun se focalisant sur le résultat : une photo qui remplisse son objectif de captation et qui se vende. Dans la presse, même les plus grands magazines n’échappent plus à cette logique ; les contraintes économiques, liées à la relative baisse du lectorat ou des abonnés, conduisent à accentuer la déflation des piges-photo. En quelques années, les tarifs d’achat ont souvent été divisés par deux, et les productions « maisons » de photos-reportages sont de plus en plus rares. Les robinets financiers se ferment, tandis que les vannes de la production et de la publication sont grandes ouvertes. On n’a jamais consommé autant de photographies et payé aussi peu les photographes.
Alors que la loi française oblige les organes de presse à payer les photographes en tant que pigiste (donc avec fiche de paye et l’ensemble des cotisations qui vont avec), dans la pratique les rédactions imposent un règlement sous forme de droits d’auteurs (sorte de facture libérale) qui échappe aux prestations sociales. Comme si la baisse générale des tarifs ne suffisait pas, le photographe se voit ainsi pénalisé en prime au niveau de ses cotisations sociales et ses futurs droits à la retraite.
Lors du montage d’une exposition ou de la mise en place d’un événementiel qui implique des photos, il tout à fait rentré dans les mœurs que le photographe ne soit pas rémunéré. Alors que l’ensemble des intervenants techniques seront, eux, justement payés à hauteur de leurs prestations, on considérera que le photographe est récompensé par le simple privilège d’exposer son travail. Comble du cynisme, cette corde a même été exploitée jusqu’à la trogne par certains magazines photos censés, plus que d’autres, défendre l’intérêt et les droits des photographes. Mais après tout, pourquoi se gêner lorsque la soif de reconnaissance est si vive et les candidats si nombreux ?…
Au-delà de l’aspect financier, c’est aussi la considération portée au photographe en tant que personne qui pique du nez. Alors que le titre continu d’avoir une petite aura auprès du grand public, les professionnels ne voient dans le métier de photographe qu’un savoir-faire exploitable. Terminé le prestige romantique du photographe aventurier ou magicien de la mise en lumière, auquel on déroulait le tapis rouge avec des yeux admiratifs ; nous sommes entrés dans l’aire du « fais la queue comme tout le monde » et du « prière de ne pas déranger ». Les services photos qui ne prennent même plus la peine de répondre à un mail ou un appel téléphonique sont légions : ils n’ont plus de temps à perdre avec les photographes, et beaucoup trop à faire avec les contraintes imposées par leur direction. Les images sont les bienvenues, mais le photographe dérange avec ses questions, ses états d’âme et ses doutes…
Viendra peut être un temps ou les images seront produites par des drones autonomes, gavés de tous les algorithmes nécessaires à l’optimisation de tous les cas de figures, et qui virevolteront au dessus de nos têtes pour exécuter leur mission photo du jour… En attendant, la photographie reste avant tout une affaire d’hommes (et de plus en plus de femmes) et de sensibilité, une traduction artistique du monde observé par un point de vue, une intention, une re-création du réel. Par ses photos un photographe ne cesse de crier qui il est, en s’impliquant tout entier dans ses réalisations. La photographie en tant que simple reproduction adroite du réel est un mythe, une pure illusion ; derrière le procéder technologique s’exprime toute la subjectivité d’une personne, de son rapport au monde et aux autres… Oublier, occulter l’importance du créateur pour ne se concentrer que sur ses créations est un piège dans lequel se précipite le grand marché. Chaque photo est un petit bout de quelqu’un. A ce titre une photo n’est jamais anonyme, jamais neutre et toujours liée à son créateur.
Mais l’oublie ou la négligence du facteur artistique et sensible de la photographie gagne aussi les rangs des photographes eux-mêmes. Ou plutôt, nombre de nouveaux venus n’ont pas conscience de l’importance de l’engagement et de l’implication individuelle dans la prise de vue. Focalisés sur le résultat espéré et auto-proclamés « photographe », ils occultent complètement le chemin pour ne voir que la destination ; que ressentent-ils, quel est leur cheminement intérieur, que veulent-ils traduire ou exprimer, autant de questions non posées qui déboucheront inexorablement sur une absence de fond et la glorification de la forme. Nous avons aujourd’hui des générations de photographes qui maîtrisent très bien les règles et les standards de la composition, qui passent des heures à peaufiner leurs curseurs sur lightroom, mais qui ne se sont jamais demandé ce qu’ils avaient à dire ou a vivre avec la photographie. De parfaites recrues pour les agences « 2.0 », mais des plombs sans cesse plus lourds pour la survie de la profession. Car pour chaque nouveau doigt qui se lève dans le magma photographique actuel, la ligne de flottaison générale s’enfonce un peu plus dans le renoncement à ce qui à fait de la photographie un art.
Et je passe sous silence tous ceux qui n’ont même pas les bases techniques nécessaires, considérant que les progrès du matériel les en dispense. Là, c’est l’argument inverse qui se développe : free style dans la forme et tout dans la démarche. Un artiste, un vrai, est au dessus des techniques qui n’asservissent que les médiocres ; le feeling est la seule technique qui vaille et le génie personnel la clef de tous les succès. Ici, la photographie est en fait particulièrement méprisée dans sa complexité pour être réduite à un simple outil : il n’y a pas d’art photographique, mais une boite à image au service de la pulsion artistique ponctuelle de l’individu. Et après tout pourquoi pas ?.. On pourrait dire qu’au moins ces gens la sont persuadés que leurs photos sont des chefs d‘œuvre qui ne sauraient être bradés ! Le hic, c’est que nombre de ces chefs d’œuvre illusoires surestimés se retrouvent affichés à prix d’or, discréditant un peu plus la notion de valeur réelle des photographies…
Pourtant globalement, le nombre de photographes professionnels déclarés a grimpé en flèche. Mais encore faut-il savoir ce que l’on entend par « professionnel ». En dehors d’un statu légal et fiscal qui peut revêtir plusieurs formes, très peu de ces « pros » vivent de leur intitulé ; la grande majorité des photographes ne le sont qu’à temps partiel, voir très partiel… Il est devenu tellement difficile de se dégager un salaire avec la photographie que l’exercice d’un autre métier est devenu la règle. Aussi on ne compte plus sur la photo pour vivre, on conçoit plutôt son exercice comme un complément de revenu qui joint l’utile à l’agréable. Mais cette mécanique est particulièrement pernicieuse, car elle implique que les professionnels, qui eux ne vivaient que de leur art, disparaissent les uns après les autres. En effet, lorsque vous ne dépendez pas exclusivement de la photo, vous vous bâterez d’autant moins contre la baisse des tarifs et accepterez avec plus de résignation les conditions que l’on vous impose. Ne plus pouvoir en vivre devient ainsi la règle, une convention tacite qui tire peu à peu le métier vers le bas et les gains de rentabilité des acheteurs vers le haut. A ce petit jeu, un photographe professionnel à plein temps devient un ovni, un modèle économique obsolète. A moyen terme, c’est l’expertise photographique tout entière qui est en danger avec la disparition programmée de ses experts.
Mais d’autres expertises voient le jour, traduisant la profonde mutation de l’exercice de la photographie. Ainsi, la post-production est en passe de devenir plus importante que la phase de terrain. Une photographie moderne résulte bien d’avantage d’un traitement logiciel efficace que d’une prise de vue parfaite. Tout est fait pour alléger la captation et alourdir les retouches ; depuis le format raw qui est conçu pour rattraper tous les ratages initiaux, jusqu’aux prouesses de Photoshop en passant par les modes HDR ou d-lighting embarqués… Comme aux origines de la photo où le travail de chimie et de tirage était bien plus conséquent que la prise du cliché, le photographe moderne passe bien plus de temps sur son ordinateur qu’ailleurs. Un transfert de compétence s’opère petit à petit entre les savoirs-faire de la prise de vue et les experts du work-flow. En cela, la photographie est en passe de se rapprocher des arts graphiques, et de s’éloigner d’un art sur le motif.
Dans ce flot de bouleversements, des réactions émergent. A titre individuel, les photographes font tout pour tenter de se démarquer et réafficher une spécificité. Ainsi, le titre de « photographe » est de moins en moins utilisé seul : chacun y va de son appellation complémentaire, comme Artiste-photographe, Auteur-photographe, photographe-plasticien, j’en passe et des meilleurs… Alors que ce terme suffisait naguère à évoquer un vaste imaginaire, il n’évoque plus aujourd’hui qu’une fonction anonyme et couramment rependue. On met le paquet dans le choix des papiers, des cadres, des nouveaux procédés de présentation des photos, faisant régulièrement grimper le ticket d’entrée des expositions. La forme, toujours la forme, est plus que jamais au cœur des préoccupations de distinction.
Maslow l’avait bien énoncé, le besoin de se différencier émerge toujours lorsqu’un groupe étouffe et lisse les individualités. Cette soif de reconnaissance n’est pas tombée dans les oreilles d’un sourd et de vastes opérations ad’hoc se sont développées autour de cet enjeu. A commencer par les grandes machines à comparer les photographes que sont les concours. Bien que ces compétitions aient toujours existés dans les arts, la photo numérique leur a donné un sacré coup de fouet ; on ne compte plus les compétitions internationales, les festivals et autres fabuleux Photo-contest qui lancent leur appels à participation. Ces grands lottos de la photo s’organisent autour de promesse de dotations sonnantes et trébuchantes, de gloire et d’expositions prestigieuses, faisant raisonner avec délice les trompettes d’une future renommée… En dehors de quelques anciennes et vénérables institutions, des entrepreneurs avisés ont ainsi monté de vraies machines à concourir, soutenues par un marketing pointu et une communication d’envergure : les plus efficaces engrangeront des milliers de droits d’inscription. Car si les photographes sont des vendeurs, ils sont aussi et surtout une intéressante cible commerciale. Depuis l’achat du matériel jusqu’à la valorisation de leur travail, une foule de gens exploite le besoin de différenciation des photographes. Mon boîtier est plus gros que le tient, mon site web bien plus chouette, mes photos sont primées, mon drone va plus haut… et pour tout cela, petit photo-consommateur, de l’argent tu débourseras !
Reste que la meilleure façon de tirer son épingle du jeu lorsque l’on parle d’un art, c’est de devenir artiste. Car si la philosophie fast-food est belle et bien présente, tout un autre pan s’est orienté vers la cuisine moléculaire et la gastronomie d’antan… La photographie est de plus en plus « tendance » et le marché de l’Art tend à l’intégrer comme un nouvel investissement possible. Une presse spécialisée existe et de nombreux web-magazines se consacrent exclusivement à la photo contemporaine. Du coté des galeries, on se tourne volontiers vers des valeurs sures et une valorisation de la rareté, à savoir les photos argentiques. Les vieux tirages en noir et blanc des grands noms et autres scyanotypes numérotés font merveille. La photo à l’ancienne, pérenne et artisanale est présentée comme un contre poids à une photo numérique, éphémère et sans âme.
D’autres font le choix radicalement inverse, cherchant perpétuellement les images les plus en rupture avec les conventions, et portant un regard souvent amer sur une société blasée ou décadente… L’art photographique est aussi le débouché d’une génération qui se cherche de nouveaux supports d’expression, loin de l’aristocratie des arts anciens. On cherche, on explore, et l’on trace un chemin qui reste dans les clous des filières artistiques, structurellement marginales. L’autoportrait est en plein boum et le reportage sort de l’ornière journalistique pour entrer dans la pure narration esthétique ; le paysage n’est plus nécessairement beau, les friches industrielles fascinent… la photographie remet en question les centres d’intérêts d’hier….